La Génération des minéraux métalliques, dans la pratique des mineurs du moyen âge, d'après le BERGBÜCHLEIN

par M. A. DAUBRÉE, Membre de l'Institut.

Extrait du Journal des Savants - Juin-Juillet 1890.

Ce n'est pas seulement dans le domaine des phénomènes de la vie que se sont produites de bizarres fantaisies de l'imagination. Quelque inertes qu'ils soient, les corps bruts en offrent dans leur histoire des exemples particulièrement surprenants. Les vertus extraordinaires qui, pendant tant de siècles, ont été attribuées à certaines pierres témoignent d'une manière frappante de cette tendance au merveilleux. Cette même tendance se manifeste encore , sous un autre aspect, par la manière dont ona tenté d'expliquer la formation des principaux minéraux dans le sein de la terre.

On sait que l'astrologie, dès une antiquité reculée, a compris dans son ressort tout ce qui se passe à la surface de la terre. Mais elle ne s'est pas limitée au monde extérieur. L'action du soleil et des planètes était supposée intervenir jusqu'aux profondeurs sombres et inaccessibles du globe et devait y présider à la formation des minéraux, particulièrement à celle des minéraux métalliques. Bien qu'enfantées par la pure fantaisie, ces assertions furent soumises à des raisonnements et coordonnées en système.

Ce qui paraîtra encore plus surprenant, c'est que toute cette fantasmagorie ne soit pas restée dans la sphère de la spéculation ou de superstitions traditionnelles. Elle parvint à acquérir assez de force et de crédit pour se faire adopter par les mineurs eux-mêmes. Tout positifs qu'ils étaient, ces praticiens croyaient devoir y recourir, comme à un guide infaillible et indispensable, pour les opérations qui leur servaient à exploiter les filons métalliques.

Une conviction si ferme ne semblerait pas croyable aujourd'hui, si nous n'en trouvions des preuves formelles dans un petit livre publié dès l'origine de l'imprimerie et devenu d'une extrême rareté. Dans cet ouvrage , la doctrine se trouve dogmatiquement exposée , sous la forme d'un dialogue entre un savant connaisseur de mines et un apprenti mi neur, et, pour mieux préciser son enseignement qu'il qualifle d'émi nemment utile , l'auteur a illustré le texte de cet opuscule de figures représentant les effluves indicateurs des filons métalliques.

Il est intéressant, non seulement pour l'histoire de l'art des mines, mais aussi au point de vue de la psychologie, de connaître la singulière croyance dont les gîtes minéraux ont été ]ongtemps l'objet, même dans le domaine de la pratique. Tel est l'objet de cet article.

Qualités occultes attribuées à certaines pierres.

Rien peut-ètre ne témoigne plus hautement de la crédulité humaine et de sa tendance au merveilleux que ces vertus diverses, la plupart bienfaisantes, qui étaient attribuées à certaines pierres, surtout aux pierres précieuses. Les qualités physiques de ces dernières, ainsi que leur rareté , les ont fait pendant bien longtemps regarder comme possédant des influences surnaturelles. Cependant l'expérience de chaque jour aurait dû, semble-t-il, obliger bientôt à reconnaître combien de telles croyances étaient erronées.

Il n'est guère de traité ancien relatif aux pierres où, à côté d'indications vagues sur leurs caractères extérieurs, telles qu'on pouvait les donner alors, ne figure une énumération des vertus occultes de beaucoup d'entre elles. Les iivres de medecine , de pharmacie et d'alchimie temoignent aussi de ces superstitions singulières. Tel est, entre autres , l'un des poèmes d'Orphée relatif aux pierres.

L'ambre ou succin était connu dès une antiquité très reculée, ainsi qu'il résulte de nombreux textes et de la découverte de cette substance sous forme de bijoux. Le pouvoir remarquable qu'elle possède d'attirer à elle les corps légers était bien de nature à entretenir dans ]es esprits ]'idée d'une sorte d'action vitale ou même , selon certains philosophes , d'une âme résidant dans les minéraux.

Il en était de même de la pierre d'aimant, dont la force attractive n'avait pas. non plus. échappé à l'attention des anciens.

Nos aïeux du moyen âge adoptaient ces légendes bizarres, qui leur avaient vraisemblablement été transmises par l'intermédiaire des Arabes.

Un des écrits qui ont le plus contribué à les répendre en Occident est le poème que Marbode, évéque de Rennes, écrivit sur cette matière au commencement du XIIè siècle.

Jusqu'à une époque assez rapprochée de nous, l'attribution aux pierres de vertus secrètes et mystérieuses a continué à trouver crédit. Il serait trop long et sans grand intérêt de les reproduire. Je me bornerai à deux exemples remontant seulement au XVIIè siècle.

Voici ce qu'écrivait en 1644 Boèce de Boot, médecin de l'empereur Rodolphe II : « Un gentilhomme de ma connaissance, en portant au bras une pierre néphrétique , jette une si grande quantité de sable , que, craignant qu'une si grande éruption ne lui nuise, il la pose quelquefois et ne jette plus de sable; mais, lorsque la douleur le presse, il la reprend derechef et instantanément il est déliviré. » «Quant à l'émeraude, dit Robert de Berquen en 1669, elle conserve la chasteté et découvre l'adultère, ne pouvant du tout souffrir l'impudicité, autrement qu'elle se rompt de soi-même en pièces, ainsi que le fait entendre Agricola ... Elle rend les personnes agréables, éloquentes et discrètes. »

Bien des gens admettaient qu'à l'instar de l'aimant, qui sent le fer et l'attire ou va à lui, les pierres étaient susceptibles de sentiments.

D'autres faisaient intervenir une action surhumaine. « Personne n'attribuera ces facultés à la pierre elle-même, ajoute Boèce de Boot, mais aux esprits auxquels Dieu a commis et permis d'exercer ces facultés.

Peut-être la substance de ces pierres précieuses , à cause de leur beauté , de leur splendeur, de leur dignité, est-elle propre pour être le siège et le réceptacle des esprits bons, tout aussi bien que le réceptacle des mauvais sont les lieux puants, horribles et solitaires. » Aujourd'hui les préjugés sur les vertus des pierres ne sont pas tout à fait effacés ; ils persistent encore dans certains pays de l'Europe , par exemple relativement à l'opale.

La supposition que la divinité pouvait résider dans une pierre se rattache à une vénération qui remonte à une haute antiquité. C'est une forme de culte primitivement très répandue, particulièrement en Asie.

Parmi les pierres vénérées, celles qu'on avait vues tomberdu ciel, les météorites, paraissent avoir occupé une place à part. Telle était la masse recueillie à Pessinonte , en Phrygie , qui devint l'objet d'un culte sous le nom de Cybèle ou de Mère des dieux et qui fut transportée, en 204 avant notre ère, à Rome, au temple de la Victoire, avec la plus grande pompe, suivie d'un cortège brillant de dames romaines. Telle était aussi la pierre d'Emèse, en Syrie, qu'on y adorait comme l'image du dieu du soleii et que lempereur Elagabale fit egalement transférer à Rome. Traînée sur un char magnifique, elle fut amenée dans un temple élevé en son honneur sur le mont Palatin, qui fut consacré dès lors au culte du Soleil.

Au revers de diverses monnaies d'Elagabale est représentée une pierre de forme conique et poirtée par un quadrige. Cette figure est, sans aucun doute, la reproduction de la pierre d'origine céleste à laquelle Élagabale avait rendu de si grands honneurs en sa qualité de grand prêtre du Soleil. La vénération dont on entourait les masses dont l'origine extra-terrestre avait été reconnue est attestée par le revers de bien d'autres médailles antiques et à l'effigie de divers empereurs.

La pierre noire de la mosquée de la Mecque nous montre encore aujourd'hui l'exemple d'un culte semblable.

Circonstances dans lesquelles les pierres sont supposées avoir mûri et acquis leur état actuel.

Les anciens avaient bien remarqué que certaines pierres continuent à se former journellement. Telles sont notamment les stalactites des cavernes qui avaient fort attiré leur attention. La pierre calcaire avec laquelle Rome est construite, le travertin, continue à se déposer avec lenteur, à mesure que l'eau de la rivière perd l'acide carbonique qu'elle tenait en dissolution. L'auteur du Digeste pouvait avoir en vue ce dernier phénomène , lorsque (livre III , titre V, loi 18), parmi les dispositions relatives à la propriété, il prévoyait le cas de carrières telles que la pierre s'y régénère.

Mais ces dépôts contemporains des continents, généralement restreints à leur épiderme, constituent des cas exceptionnels et sont en général peu étendus ; l'ensemble des roches remonte à des époques bien antérieures à l'histoire. Leur formation et celle des minéraux qui leur sont associés ont plus d'une fois excité la curiosité des naturalistes et des penseurs, sans qu'elle ait obtenu une réponse rationnelle. Avant que l'observation fît conaître la constitution de l'écorce terrestre et surtout avant que la chimie eût éclairé la nature des minéraux, on devait se borner, en ce qui concerne l'origine des pierres, à des conjectures parfois aussi extravagantes que celles qui précèdent. Rien n'en pouvait préserver les esprits les plus judicieux eux-mêmes.

Sans remonter bien haut dans le passé, c'est, par exemple, ce que nous montre Bernard Palissy, qui, avec un jugement si juste, avait pénétré des faits fondamentaux de l'histoire du globe méconnus jusqu'à lui : « Dieu ne créa pas toutes ces choses pour les laisser oisives ... Les astres et les planètes ne sont pas oisifs; la mer se pourmène d'un côté et d'autre ... ; la terre semblablement n'est jamais oisive. . . Ce qui se consomme naturellement en elle, elle le renouvelle et le reforme derechef; si ce n'est en une sorte, elle le refait en une autre ... Tout, ainsi que l'extérieur de la terre, se travaille pour enfanter quelque chos; pareillement le dedans et matrice de la terre se travaille aussi à produire. » Un siècle plus tard on continuait à penser que la nature n'est jamais oisive, qu'elle produit sans cesse et perfectionne ce qu'elle produit.

Quant aux procédés qui président à ces transformations, ils ne peuvent avoir, on le suppose bien, été indiqués que d'une manière très erronée ou dans des termes fort vagues. Les explications se rattachent en général à celles qu'on trouve chez les Arabes, et en particulier au XIIIè siècle, dans le Jivre de Teifaschi.

La terre et l'eau amenée à l'état d'exhalaisons fumeuses ou vaporeuses, ou à l'état d'exhalaisons sèches, forment, les premières, les substances fusibles . et les métaux , tandis que les secondes produisent les pierres, conformément à l'idée d'Aristote. La chaleur et le froid, la sécheresse et l'humidité interviennent. On a aussi supposé que la chaleur solaire intervient et que la production des pierres précieuses exige l'eau et le feu. La croyance qu'on avait dans la transmutation des éléments aidait beaucoup à toutes ces hypothèses : « Le rubis, en particulier, prend naissance peu à peu dans la minière; premièrement il est blanc, et, en mûrissant , il contracte graduellement sa rougeur; d'où vient qu'il s'en trouve d'aucuns qui sont tout à fait blancs, d'autres moitié blancs et moitié rouges ... Comme l'enfant se nourrit du sang dans le ventre de sa mère, ainsi le rubis se forme et se nourrit. »

De telles idées étaient de nature à stimuler vivement les efforts des alchimistes pour arriver à la pierre philosophale ; c'est ce qui est éloquemment exprimé dans les lignes suivantes : « Ce que la nature a fait dans le commencement , disaient-ils , nous pouvons le faire également, en remontant au procédé qu'elle a suivi. Ce qu'elle fait peut-être encore à l'aide des siècles, dans ses solitudes souterraines, nous pouvons le luifaire achever en un seul instant, en l'aidant et en la mettant dans des circonstances meilleures. Comme nous faisons le pain, de même nous pourrons faire les métaux. Sans nous, la moisson ne mûrirait pas dans les champs; le blé ne s'échapperait pas en farine sous nos meules, ni la farine en pain, par le brassage et la cuisson. Concertons-nous donc avec la nature pour l'oeuvre minérale, aussi bien que pour l'oeuvre agricole, et les trésors s'ouvriront devant nous.

Parmi les influences éminemment actives auxquelles était attribuée la génération des minéraux et des métaux, celle des astres, pendant tant de siècles objet de crédulité, mérite une attention spéciale.

Toutes les civilisations, à une certaine époque de leur existence, ont passé par la phase de l'astrologie, c'est-à-dire par des croyances à l'inter vention des astres dans tout ce qui se passe à la surface du globe et en particulier dans les actions des hommes. Cette croyance se présente partout, en Egypte, en Chaldée, en Grèce, à Rome, chez les Arabes et, après eux, chez les Européens de la Renaissance. L'astrologie paraît même encore exercer actuellement un pouvoir en divers pays, l'Inde, la Perse, le Thibet, la Chine et le Japon.

Doctrine de la génération des métaux, sous l'influence des astres, admise par les mineurs praticiens, d'après le BERGBUECHLEIN.

Ayant autrefois trouvé à Strasbourg un exemplaire de ce petit livre imprimé en 15o5 à Augsbourg et n'en ayant jamais vu d'autres, je m'adressai à un savant versé dans tout ce qui concerne l'art du mineur et, en même temps. d'une obligeance sans bornes, à mon ami von Dechen, avec prière de me renseigner à ce sujet. M. von Dechen ne connaissait aucunement cet ouvrage; les personnes compétentes qu'il consulta ne le connaissaient pas davantage. Un avis inséré par lui dans un journal allemand très répandu parmi les ingénieurs des mines, pour demander des renseignements, resta sans réponse. Cependant M. Schaar schmidt, professeur à l'université de Bonn, lui apprit qu'il avait vu ce livre cité dans d'anciens ouvrages. Ayant enfin rencontré le Bergbuechlein, mais d'une édition moins ancienne que celui dont il s'agit, M. von Dechen le trouva assez digne d'intérêt pour en faire l'objet d'une publi cation portant le titre : Das älteste deutsche Bergwerkbuch. C'est en effet la plus ancienne publication en langue allemande sur ce sujet. Georges Agricola, dans l'avant-propos de son célèbre ouvrage De re metallica, nous fait connaître l'auteur du Bergbuechlein, qui était resté anonyme et qu'il désigne sous le nom de Calbus Fribergius; le nom allemand peut avoir été Calb ou Calbe. Calbus n'était pas mineur lui-même , mais médecin distingué, non ignobilis medicus, comme dit Agricola. Vivant à Freyberg parmi les plus habiles mineurs de la Saxe (Bergmeister, Geschworene, etc. ) , il s'en assimila le savoir, et il le reproduisit, ainsi que les opinions des « sages », c'est-à-dire des savants ou alchimistes. L'auteur paraît lui-mème avoir été un copropriétaire ou actionnaire de mine, à en juger par la manière précise dont il définit la division des actions ou parts de mine (Kuxe).

Le Bergbuechlein a aussi le mérite d'avoir servi de précurseur à cet ouvrage classique d'Agricola , le fondateur de la science des mines et de la métallurgie pratique, qu'on a appelé le Pline de la Saxe. Non plus que Calbus, Agricola n'exerçait l'état de mineur : comme son devancier. il était médecin, et résidait à Joachimsthal, l'une des principales villes minières de la Saxe, pays exceptionnellement renommé dès cette époque pour l'industrie des mines. Comme Calbe à Freyberg , il eut l'occasion d'acquérir des connaissances techniques approfondies, surtout avec l'aide de son ami Bermann, auquel il a rendu hommage dans sa première publication. Après avoir fait ses études à Wittenberg et en Italie, il avait acquis une érudition extrêmement étendue à en juger par la manière dont il cite les auteurs latins, grecs et autres. Les alchimistes arabes lui étaient aussi bien connus.

Publié il y a plus de quatre siècles, le Bergbuechlein est écrit dans l'ancienne langue allemande (Hoch Deutsch). Il est souvent difficile à comprendre : beaucoup de passages en sont réellement obscurs, ainsi qu'Agricola le reconnaissait déjà (liber admodum confusus), et amphigouriques. D'aillenrs les fautes d'impression y abondent.

Grâce à la très obligeante collaboration du docteur Gurlt, ingénieur des mines à Coblentz , j'en possède une traduction aussi littérale que possible. Je vais la donner à peu près ci-dessous, après y avoir fait diverses retouches, mais en conservant toutefois bien des phrases peu compréhensibles ou fort incorrectes. Malgré ces défectuosités, on accueillera, je l'espère. avec bienveillance, l'exposé d'une doctrine intéressante, qui n'a pas encore été publiée en langue francaise et qui est exposée avec une conviction et une naïveté surprenantes ; un résumé ou quelques extraits seraient insuffisants pour l'apprécier.

C'est ici que s'insérait la traduction du Bergbüchlein

Suite de l'article de A. Daubrée